Un diable dans la glotte ?

« Derrière un ballon de riesling moitié-vide moitié-plein, naviguons d'une digression à l'autre, devisons de l'actualité judiciaire, politique, culturelle ou tout simplement et largement sociale... en tentant d'échapper aux sentiers balisés de la bien-pensance, sans s'interdire de remarquer qu'on peut aussi aisément être le bien-pensant d'un autre. »

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Du choquant choc des cultures, un axe du mal à revisiter

mardi IV avril MMVI

Vendredi dernier, j'évoquais « le choc des cultures que l'on sent se produire en France » (lien) non sans envie de titiller quelques neurones.

Cette idée de choc des cultures heurte sur le fond une certaine vision du monde, finalement très chrétienne, que je pouvais avoir. Animé par l'esprit de liberté, d'égalité et de fraternité, envisager que ma culture puisse être incompatible avec celle d'un autre pose problème.

Parmi mes aïeux, bisaïeuls et trisaïeuls, on peut dénombrer un certain nombre de missionnaires. Or, à les entendre (du moins ceux que j'ai effectivement pu entendre - les autres n'étant pour moi que des noms gravés dans le marbre de cimetières) évoquer leur mission apostolique, notamment en Algérie, l'idée d'un affrontement des cultures ne devrait pas s'imposer. Ils n'étaient pas de ceux qui aurait à tout prix voulu convertir, non, ils préféraient un bon musulman à un mauvais catholique, un bon mécréant à un tartuffe. Ils étaient juste inquiets des orientations que prenaient certaines madrassas ; mais ils restaient amoureux de la terre où ils avaient émigrés, en y restant ou y retournant même lors de crises graves.

Lorsqu'à propos du Nine Eleven, certains déclaraient qu'il fallait y voir un simple affrontement Occident / Orient, un choc de cultures, j'étais loin d'être convaincu. Quoi de plus ridicule que l'idée que le monde puisse se découper pareillement, en osant, nécessairement, classer le Japon comme un pays occidental ? Quoi de plus douteux que de prétendre qu'un Ben Laden, formé par la CIA contre l'ennemi d'alors, formé au commerce dans une Arabie saoudite alliée aux USA, puisse être si éloigné culturellement des USA ?

Si ce raisonnement a un certain sens, s'il est indéniable qu'il faut se méfier des simplifications et oppositions systématisées, il fait tout de même l'impasse sur le discours de fond de Ben Laden. Car Ben Laden tient un discours théologique particulier, et on ne peut nier son fondement culturel, l'opposition culturelle qu'il concrétise.

Sur le forum « Mejliss el kalam » se trouve un message qui me semble parfaitement incarner cette opposition culturelle, posté par un dénommé Younes lien

Ce message relate que « d'après Tariq ibn Shihab, le Prophète a dit : Un homme est entré au paradis à causse d'une mouche, et autre est rentré en enfer pour la même raison. Les compagnons demandèrent : Comment cela se peut-il, ô prophète d'Allah ? Il répondit : Deux hommes cheminant rencontrèrent sur leur route un peuple qui avait une idole. Ce peuple ne permettait à personne de continuer son chemin sans offrir de sacrifice à l'idole. Ils dirent à un des deux hommes : Sacrifie quelque chose. Il répondit : je ne possède rien que je puisse sacrifier. Ils lui dirent : Sacrifie ne serait-ce qu'une mouche. Il s'exécuta et on le laissa le passage. Il rentra alors en enfer. Ils dirent à son compagnon : Sacrifie quelque chose. Il répondit : jamais je ne sacrifierai une chose pour autre qu'Allah. D'un coup d'épée, il fut tué et entra au paradis. (Rapporté par Ahmad dans son livre Az-Zuhd, p.15) ».

Il n'y a là rien de bien surprenant ni novateur pour qui connaît la parabole du veau d'or (lien), le monothéisme ne peut souffrir que l'on reconnaisse même partiellement un culte étranger. Contrairement au polythéisme qui peut se permettre d'être ouvert, qui se doit d'être ouvert au cas où (la divinité d'autrui se révèle être puissante), le monothéisme ne peut reconnaître d'autre divinité sans se trahir. En particulier lorsque ce monothéisme n'a pas une vocation strictement nationale. Ainsi, l'oecuménisme au sein de monothéismes ne peut que reposer sur l'idée que le dieu des autres cultes est le même, nommé autrement. Alors que, de son coté, le polythéisme peut tout admettre, sauf finalement le monothéisme universaliste, qui le remet en cause ; ce n'est pas pour rien que Jésus posait un problème pour la Rome polythéiste, qui pouvait se satisfaire d'un culte monothéiste adressé seulement aux juifs, de l'idée d'un dieu des juifs, mais plus difficilement de ce même culte prenant une vocation universaliste sous l'impulsion de Jésus.

Voici comme Younes interprète cette parabole : « Un des deux hommes est entré en enfer en raison de la mouche (qu'il a sacrifiée pour l'idole) sans intention (de sacrifice) mais plutôt pour échapper à leur méfait. L'homme qui est rentré en enfer était musulman, car s'il avait été mécréant, le Prophète n'aurait pas dit : Un homme est entré en enfer à cause d'une mouche. L'homme qui a donné la mouche ne cherchait pas le chirk, mais voulait simplement passer, mais malgré son intention son acte reste du chirk ce qui l'a apostasié de sa religion. Donc même si l'intention est bonne, même si on entre au parlement dans l espoir de faire appliquer les lois d'Allah ou qu'on vote dans l espoir d'avoir des mosquées ou de pouvoir porter le voile librement, cela reste du chirk » (la mise en gras est de moi), c'est à dire de l'idolâtrie, seul péché qui interdit se nommer musulman (lien). Afin qu'aucun doute ne subsiste, Younes précise sous la forme du dialogue platonicien « Les qalif de l'islam n'ont-ils pas été choisi par le peuple c'est une démocratie alors ? Non ceci n'a rien à voir car en islam on choisi un homme qui va faire appliquer les loi d'Allah alors qu'en démocratie on choisi les loi avec lesquelles on gouverne. Mais nous vivons en France nous ne sommes pas chez nous et nous n'avons pas le choix ! En premier lieu, Allah n'est il pas le seigneur de l'univers ? Et la France n'est elle pas dans l'univers ??? C'est la loi d'Allah qui prime sur toute les autres et ce n'est pas a la vérité de se plier devant le mensonge. »

Nulle besoin d'une longue dissertation pour saisir le choc culturel qui nécessairement s'impose entre la démocratie française et la pratique religieuse d'un Younes pour qui l'idée d'institution civique est de l'ordre du blasphème. Nul besoin de réfléchir longuement pour saisir que la velléité universaliste dudit Younes fait de lui un ennemi de la démocratie française, puisqu'il voit la France comme une terre sur laquelle sa loi religieuse devrait s'imposer sur la loi du peuple.

En ce sens, pour moi, il y a choc de cultures, il y a un affrontement idéologique, en dépit du fait que les idéologies qui s'affrontent recrutent leur public dans des contextes parfois particuliers (je pense qu'il n'est pas extrêmement compliqué de devenir fanatique lorsqu'on a vu son pays être détruit de long en large par des troupes proclamant une libération que l'on n'a pas appelée de ses voeux).

Je pense que c'est important de reconnaître cet aspect des choses.

Toutefois, je pense qu'il faut également raison garder et ne pas croire que cet affrontement explique tout et qu'il y existe homogénéité internes des cultures. S'il serait idiot de prétendre que les grecs et les perses de l'époque des guerres médiques étaient semblables culturellement, il serait idiot de croire qu'il y avait opposition systématique, alors qu'un retour au source rappelle la diversité des rapports greco-perses, où un Thémistocle, grand vainqueur de Salamine sauvant la Grèce de l'invasion perse, va ensuite chercher et trouver secours auprès du grand roi perse Artaxerxès après son ostracisme à Athènes. S'il serait idiot de prétendre que les chrétiens et musulmans de l'époque de la Reconquista étaient semblables culturellement, il serait naïf de croire que l'affrontement théologique guidait toutes les relations entre chrétiens et musulmans, qu'une simple évocation du Cid (... sayyid, le seigneur) ou du siège de Badajoz en 1169 (où le roi Ferdinand II de Léon, chrétien, aide les Almohades de Badajoz, musulmans, assiégés par les Portugais) dément.

En réalité, derrière les blocs souvent se révèlent des rapprochements improbables et des fractures rocambolesques.

Younes, s'il incarne le choc des cultures à lui tout seul, incarne aussi ces conflits internes. Son message de départ était intitulé « Il n'y a plus d'islam dans les mosquées », ce qui indique qu'il pense que sa vision est loin d'être consensuelle. Et, de fait, certains de ses interlocuteurs, sur ce forum, eux répondent « Frère Younes si vraiment tu as des principes et des valeurs alors pourquoi ne commence tu pas par les appliquer ? Quitte donc la France et va dans un pays où l'Islam est pratiqué comme tu l'a compris. » (lien), « tu fais comme si la France était un khalifat et qu'il faille changer les choses (forcer la France à s'islamiser). T'es en pays non musulman, accepte le ou bien choisis toi un pays qui te permettra de ne pas vivre selon les lois qui ne te conviennent pas. Peux tu me dire en quoi la démocratie est elle contradictoire avec l'Islam? en quoi ça t'empêche de croire ou pratiquer? » (lien). Ces derniers propos semblent conformes à ce que notre démocratie, basée sur la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, peut attendre du demos.

On pourrait poursuivre cette mise en question du thème de choc de culture en pensant aux extrémistes catholiques qui se féliciteraient que l'on rétablisse un délit de blasphème en France (cf. les soutiens aux islamistes dans l'affaire des caricatures venant en particulier de l'extrême-droite). Le christianisme selon une ancienne lecture peut très facilement être associé culturellement à une lecture actuelle de l'islam telle que celle de Younes. Mais, dans le fond, je pense qu'il est malsain de nier ce choc culturel au prétexte qu'il n'explique pas tout. Il n'explique pas tout et c'est certain. Mais il implique un positionnement culturel de notre part. Il n'impose pas de juger une culture supérieure à une autre, mais il impose de statuer sur les fondements de l'accord civique. En ce sens, lorsque des musulmans expriment leur adhésion au pacte républicain, cela dément l'idée que le choc des cultures se fait en superposition stricte des positions théologiques. Mais cela appuie l'idée d'une culture démocratique à laquelle adhèrent ou s'opposent tout un tas de personnes aux motivations diverses.

Et je pense qu'il est temps de se positionner à ce propos. Je ne propose pas de parler d'occident et d'orient ; mais de démocratie et de totalitarisme (fondé sur la religion par exemple). En ce sens ci, l'idée d'un axe du mal n'est pas forcément aussi stupide qu'elle n'y parait a priori.

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