Un diable dans la glotte ?

« Derrière un ballon de riesling moitié-vide moitié-plein, naviguons d'une digression à l'autre, devisons de l'actualité judiciaire, politique, culturelle ou tout simplement et largement sociale... en tentant d'échapper aux sentiers balisés de la bien-pensance, sans s'interdire de remarquer qu'on peut aussi aisément être le bien-pensant d'un autre. »

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Les méfaits dans l'histoire

mercredi XXVII septembre MMVI

Qu'il est difficile de parler d'histoire sur internet, de constater à quel point les mémoires qui se superposent constituent si souvent le refus de la nature même de l'histoire, c'est-à-dire de la complexité.

J'en ai fait l'expérience à deux reprises en l'espace de quelques jours.

La première fois, ce fût sur le blog de quelqu'un qui se présente comme « auditeur des Matins de France-Culture ». Ce dernier écrit « Je tiens à dire que la propagande des Malgré nous me choque profondément, au nom de ce que relate précisément Littell. Les armées du Reich, que leurs troupes soient venues de Saxe ou d'Alsace, ont été d'une barbarie infinie sur le front de l'est, et c'est une manipulation politique que de faire passer les soldats alsaciens pour des victimes. L'Armée Rouge, celle qui libéra les camps, est présentée par cette propagande comme étant d'abord criminelle. On se réunit dans les villages d'Alsace, non pour évoquer les crimes du Reich, mais ceux de Tambov » (lien).

J'invitais ce monsieur à plus de finesse en écrivant, notamment « Quelqu'un de 16 ans qu'on incorpore de force dans la Waffen SS est une victime. Quelqu'un de 18 ans qu'on incorpore de force et qu'on envoie sur le Front Est est une victime. Ce sont des victimes de la guerre. Mais le grand problème des Malgrés-Nous, ce n'est pas d'avoir été pris dans le tourbillon de la guerre, mêlé à des armées qui commettent les exactions que toutes commettent (certaines plus que d'autres, mais tous les militaires allemands n'étaient pas des tortionnaires, pas plus que tous les GI noirs américains n'étaient des violeurs). Le grand problème, c'est de les avoir traités de traîtres et de sales boches après guerre. Quand à Tambov, ce que vous semblez perdre de vue, c'est que son histoire ne s'est pas arrêté en 1944. Ce n'est pas l'histoire d'un camp fait par l'Armée Rouge pour y mettre des prisonniers du temps de la guerre. C'est l'histoire d'un camp qui fut conservé jusqu'au milieu des années 1950. Ce sont des prisonniers de guerre restés prisonniers après guerre dans un camp à un taux de mortalité hallucinant et un flou organisé à l'égard des familles des concernés. ».

Ce à quoi l'auteur du blog répondit « A ce compte là, si l'on prolonge votre raisonnement, pratiquement tous les combattants allemands sont aussi des victimes... Ils n'avaient pas plus le choix : position évidemment intenable moralement. [...] La propagande des "malgré nous" que nous subissons en Alsace veut faire de soldats (alsaciens) des armées nazies des victimes de l'Union Soviétique alors que les armées nazies dont ils portaient l'uniforme semaient la mort et la désolation ».

On est assurément dans le registre de la mémoire. Et non de l'histoire. Il ne s'agit pas de relater des faits, de faire des comptes-rendus de recherche. Non, il s'agit d'avoir une position qui ne soit pas « intenable moralement ». Et tant pis si cela signifie prétendre à tort que tous les soldats allemands étaient des nazis convaincus et des tortionnaires, tant pis si cela signifie dresser une image idyllique de l'armée rouge, celle-là même qui quelques années plus tard réprimera dans le sang des soulèvements populaires dans les pays satellites de l'URSS, tant pis si cela signifie ignorer les archives de l'armée américaine concernant les affaires criminelles impliquant ses soldats. Discuter d'histoire avec l'auteur de ce blog, c'est gambader sur un terrain miné : oser suggérer que tous les allemands n'étaient pas des monstres, c'est s'associer à la monstruosité nazie, oser suggérer que tous les alliés n'étaient pas des anges, c'est insulter tous ceux qui nous ont libérés. Assurément, il y a là un net refus d'imaginer que l'histoire des hommes puisse être complexe. Non, il y a là l'exigence difficilement conciliable avec l'étude des sources d'une opposition entre une armée idéale et une armée diabolique.

L'auteur du blog poursuit en racontant qu' « aucune analyse critique n'est aujourd'hui possible en Alsace ». L'analyse critique, c'est pour lui insulter en bloc les malgrés-nous, des gamins pour la plupart à qui on a mis un fusil entre les mains pendant que les français du même âge au pire risquaient le STO, en affirmant qu'ils sont infâmes car ils ont porté l'uniforme allemand. Non pas parce qu'ils ont commis des exactions, mais par le simple fait d'avoir porté un uniforme, de n'être pas entré en résistance. Il ne s'agit pas ici de comprendre l'aventure humaine, d'étudier l'histoire, mais de porter un jugement à l'emporte-pièce après coup, bien peinard bien au chaud. Je ne suis pas surpris que l'auteur du blog qui écrit « Maintenant vous baissez d'un ton. Merci par avance » lorsque je lui demande de citer Catherine Trautmann, car selon lui elle partagerait son opinion sur le sujet (ce qui personnellement me surprendrait), dans la foulée me bannisse de commentaire de son blog. Par cet acte ridicule et insignifiant, il en dit long sur son abord de la contradiction : il est incapable de la supporter. Il veut du simple, il veut du noir et blanc. Je lui suggère d'acheter un écran monochrome.

Autre sujet militaire, autre soif d'images simplistes, les commentaires d'un article d'AgoraVox portant sur le film « Indigènes » (lien) valent le détour.

Ainsi, un commentaire ironique amalgame la colonisation française et le génocide nazi : « On ne s'est pas excusé, comme l'on fait les allemands, d'avoir déporté et spolié les juifs, on va quand même pas s'excuser d'avoir colonisé, massacré, mis en esclavage, violé les femmes des noirs et des arabes quand même » ; « peu importe que pour les uns la politique fut l'extermination alors que pour d'autres ce fut le travail forcé jusqu'à extermination. dans les deux cas, les cimetières fleurirent de façon inique ».

Une fois encore, je ne peux comprendre cette simplification abusive de l'histoire, inapte à rendre compte du passé, inapte à nous en donner des clefs de compréhension. Je précise : « Ça n'engage que vous dire qu'un génocide, c'est à dire un plan concerté, prémédité, n'ayant qu'un seul but, celui de faire disparaître un peuple, puisse être comparé à l'exploitation économique d'un territoire conquis par la voie des armes. Je n'ai pas souvenir que les armées nazies aient créé des dispensaires, des hôpitaux, des écoles, à destination des juifs. Je n'ai pas souvenir que la propagande nazie faisait dire aux petits juifs "nos ancêtres les aryens" ».

Ces simplifications ne sont pas sans connotation politique. Ainsi, de toute bonne foi, un autre commentateur écrit qu' « il est logique que ce même espace soit utilisé par les officines d'extrême droite pour diffuser des idées nauséabonde », sans réaliser un seul instant que l'extrême-droite, hier comme aujourd'hui, s'oppose au colonialisme (hier parce que ça ne lui plaisait pas de s'investir à l'étranger ; aujourd'hui parce que ça lui permet de condamner la République). Je comprend bien que ça puisse paraître ennuyeux, mais on ne parvient pas à en histoire à trouver une généalogie simpliste qui permettrait d'avoir un camp des méchants toujours très très méchants de père en fils et un camp des gentils toujours très très gentils de mère en fille.

Certains n'ont pas tort, lorsqu'ils disent « Ce qui grandit une nation ou un individu, c'est de se dire qu'à un certain moment il a merdé (l'exploitation des noirs ou des arabes justifié par le sens de colonisation ou colonialisme) ou réussi (être un des premiers à avoir aboli l'esclavage) ». Comme je lui répondait, il avait « raison aussi de suggérer qu'il est possible de laisser [la colonisation] derrière nous, de ne pas faire comme si elle ne signifiait pas l'occupation hostile d'un territoire. Pour autant, admettez qu'il est vain de vouloir juger des morts. Tous les acteurs du colonialisme sont morts. Et il est un peu facile de dire qu'ils étaient tous des connards, qu'ils n'ont rien construit, rien apporté, qu'ils n'ont fait qu'exploiter et profiter. Ça ne correspond pas à ce qu'on peut observer (un simple exploiteur ne construit pas d'hôpitaux et d'écoles) ni à ce dont témoignent les sources (certains colonialistes pensaient sincèrement oeuvrer dans l'intérêt des colonisés). »

D'autres poussent le bouchon en écrivant, par exemple « Dans les villes, nombreuses sont les rues, les avenues boulevards, quartiers, les places... qui portent des noms de soldats américains, ces mêmes soldats qui seraient les seuls à avoir chasser les allemands de France selon les livres d'histoire dans les collèges et lycées ». Là encore, la construction mémorielle dérape complètement en méconnaissant l'histoire. Il me semble important de rappeler que le rôle de « l'armée française, goumiers ou pas goumiers, est inexistant par comparaison [aux soldats américains] », que d'ailleurs « l'armée française sans l'armement américain n'existe pas » : « Les chars français [de la 2ème Division Blindée du général Philippe Leclerc], par exemple, ce sont des Sherman. Comme le nom l'indique, ils ne sont pas tout à fait de production française » ; Romain Gary, à bord du premier avion français bombardant l'Allemagne, était à bord d'un avion de la RAF parti d'une base de la RAF larguant des bombes de la RAF (mentionné dans son ouvrage La promesse de l'aube). « Qu'on reconnaisse le rôle des indigènes dans l'armée française c'est la moindre des choses. Mais qu'on nous raconte pas que les indigènes ont sauvé la France : il n'en est rien, pas plus que l'armée française n'a sauvé la France. La libération de la France, ce sont les Britanniques, les Américains et les Canadiens. Merci pour eux ! ».

Toutes ces oppositions simplistes me semblent fâcheuses. Quelqu'un part, il y a toujours quelqu'un qui est dénigré, diabolisé, au profit d'un autre, idéalisé. Pire, j'ai souvent la sensation qu'un rappel des faits parait inacceptable parce que ce que ce serait dénigrer quelqu'un que de refuser de l'idéaliser, en glorifier un autre que de refuser de le diaboliser (ainsi dans mon dernier exemple, je n'idéalise pas les Alliés en rappelant le rôle qu'ils ont joué ; je ne prétend pas que tous les soldats alliés étaient très sympathiques ; mais, surtout, je refuse d'idéaliser l'Armée Française dont le rôle me semble plus que secondaire dans le déroulement du conflit sur le Front Ouest, et ça ne doit pas être compris comme un dénigrement de cette Armée Française ; je dis pas qu'elle n'importait pas, qu'on ne doit pas lui rendre hommage ; je dis simplement que ce n'est pas anormal que la toponymie française fasse la part belle aux Alliés). Et le fond du problème, c'est que j'aime l'histoire.

Je n'ai rien contre les mémoires, contre les commémorations. Il en faut pour bâtir des Nations, des socles communs. Ainsi, je ne moquerais pas les instituteurs qui autrefois apprenaient à de petits africains l'histoire à dire « nos ancêtres les gaulois ». C'était évidemment historiquement erroné les concernant. Ça l'était probablement tout autant concernant leurs élèves en France. Le nom même de notre pays, France, est là pour nous rappeler les méandres de l'histoire, les fractures de l'histoire qui nous interdisent de nous dire en ligne directe et pure des gaulois.

Non, les mémoires ont sans doute leur place. Mais assurément, elles heurtent l'amateur d'histoire, puisque les mémoires simplifient la lecture du passé, alors que l'histoire ne fait que l'obscurcir (le savoir simplifie rarement la vision des choses). Je veux bien tolérer les mémoires les plus ridicules.

Mais je crois que je n'arriverais jamais à avaler la pilule lorsque ça signifie diaboliser tous les Allemands et annexés de la Seconde Guerre en leur opposant une vision idéalisée des Alliés ou lorsque ça signifie diaboliser tous les colons en leur opposant une vision idéalisée des colonisés. Parce que si on ne peut réellement reprocher à ces mémoires de faire ce que font toutes les mémoires, c'est-à-dire de tenir un discours sur le présent en prenant le passé en otage, je prend le luxe de dire que que ce discours sur le présent me donne la nausée.

Peut-être que c'est un leurre de croire qu'existent des mémoires acceptables, des mémoires qui ne soient pas basés sur une haine d'autrui fondées sur des mensonges. Après tout, l'ancienne mémoire française ne comportait-elle pas des idées d'ennemis héréditaires, de « perfide Albion » et de « on les aura les boches », « fritz », « schleu », « doryphores », j'en passe et des meilleures ? Mais les mémoires mortes et enterrées sont à présent des objets d'histoire ; ça ne sert à rien de taper dessus. La chose est différente concernant les mémoires du jour, cette tendance à toujours diaboliser le passé de la France en employant grossièrement des termes tels que « crime contre l'humanité » pour décrire tout et n'importe quoi, cette tendance à ne faire aucun effort de mise en contexte. Car ces mémoires que l'on diffuse en ce moment me semblent anti-nationales. Je comprend mal quel peut être l'avenir d'une cité lorsque ses citoyens s'empressent d'haïr son existence même.

PS : Je n'ai pas parlé de l'esclavage. On pourrait là encore observer le même type de phénomène. Notamment, on signalera qu'il est étrange de se focaliser sur la France à propos d'une activité qui fut longuement pratiquée par les grecs, les perses, les romains, les arabes... avant même que la France n'existe. Sans parler de la réalité même du commerce triangulaire, auquel des Africains participaient, en vendant aux Européens la tribu d'à coté.

PPS : Je m'aperçois que je n'ai pas abordé la question du paiement des soldes d'anciens soldats des colonies. Je tiens à dire que je trouve absolument ignoble que la France n'ai pas régulièrement rendu hommage à tout ceux qui se sont battus sous ses couleurs. Je suis horrifié à l'évocation de nos anciens soldats que nous avons désarmés, par accord avec le FLN, et laissé ensuite aux mains des FLN, ce dernier les trucidant en masse. Par contre, je trouve incohérent d'attendre d'un pays qu'il paye des individus qui ont à un moment donné choisi d'appartenir à un autre pays, à une autre armée, à plus forte raison quand cette autre armée était en guerre avec celle du pays en question. Je trouve aberrant qu'on traite comme des détritus ceux qui ont fait le pari de construire avec nous et qu'on donne des primes à ceux qui ont choisi d'aller voir ailleurs. C'est un peu comme si on donnait une pension alimentaire à un mari adultère.

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« 29 septembre, Pas de petit profit   

   26 septembre, L'antagonisme Police/Justice »

1.

Très relativiste comme papier..
Alors comme ça vous êtes interdit de commentaire chez Olivier?

Posté le 28.09.2006 à 17h24 par le passant

2.

Très relatif ? :)

Mis-en-contexte, je dirais. Ne pas aimer l'hyper-relativisme ne signifie pas refuser en bloc toute portée relative des choses. Il s'agit d'éviter un abus (qui déplairait sans doute aux physiciens à l'origine de la théorie de la relativité, d'ailleurs) ; éviter un abus ne consiste pas à le remplacer par un autre, par l'abus inverse (même si cela semble être une pratique courante).

De plus, en matière d'histoire, d'une manière générale en matière de savoir, je pense les jugements superflus. Je pense qu'il ne font qu'obstruer notre compréhension des choses, ils ont un effet parasitaire nous poussant à refuser de regarder le tableau en entier.

C'est très différent de la vie citoyenne, de la vie politique. Alors que dans la vie, il s'agit de faire des choix, par rapport au passé il n'y a pas de choix à faire.

Il ne s'agit pas de refaire le passé, on n'en est pas maître. La seule chose qu'on peut faire, c'est tenter d'en avoir la meilleure compréhension possible.

Dans l'actualité, adopter une telle attitude imposerait de se poser au bord de la route, de se placer en observateur du temps, et non en acteur. Bref, cela imposerait de cesser d'être citoyen pour n'être qu'un lointain touriste, qui regarde les moeurs sans s'y méler.

Cela ne veut pas dire qu'on ne doit pas avoir de jugement sur des faits historiques. Mais il importe de considérer que ces jugements sont actuels, sont politiques : il s'agit de dire ce qu'on voudrait ou ne voudrait pas pour nous, pour notre société, ce en quoi on se reconnaît.

C'est cet aspect des choses qui me rend tolérant avec les « mémoires ». Ces mémoires qui sont si souvent en contradiction, ou abusivement simplificatrices, avec le savoir en histoire ne sont pas dans le champ de l'historiographie de toute façon. Le but n'est pas de dire l'histoire mais de bâtir au présent la société, de transmettre des valeurs, ou de témoigner d'un vécu commun.

Les monuments au mort en sont un exemple. On note par exemple la rareté de slogans nationalistes sur les monuments aux morts alsaciens. On trouve quelques « pro-patria », mais dans l'ensemble, on est dans le registre du « à nos enfants victimes de la guerre » - il va sans dire que le « mort pour la France » est rare (et oui, les Alsaciens ont depuis longtemps le culot, qui déplait à cet Olivier, d'oser avoir de la peine pour leurs enfants qui sont nés alors que l'Alsace était Allemande). Le ton est plus abrupt dans certains régions qui ne furent pas sur le front et qui plus est n'ont pas régulièrement changé de nationalité. Tout ceci n'informe pas vraiment sur la guerre ; où alors de manière chiffrée (il est vrai qu'un monument au mort belliqueux se trouve plus facilement dans un village d'Ardèche listant 3 noms en tout que dans un village d'Alsace listant des fratries entières). Mais ça en dit long sur la mémoire de la guerre, l'image qu'on en donne, la manière de laquelle on se la représente.

Concernant l'Olivier, en effet, il écrivait « baissez d'un ton », j'ai voulu lui redemander une citation de Catherine Trautmann, puisqu'il lui prête des propos sans citer de source, et j'ai pu constater que cela m'était impossible. Je ne saurais donc probablement jamais si je dois être déçu par Catherine Trautmann ou si cet Olivier fit des déclarations abusives la concernant. Ce n'est pas dramatique, me direz-vous - je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu de dialogue entre nous.




Posté le 28.09.2006 à 19h20 par Enclume des nuits (auteur du blog)
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