Un diable dans la glotte ?

« Derrière un ballon de riesling moitié-vide moitié-plein, naviguons d'une digression à l'autre, devisons de l'actualité judiciaire, politique, culturelle ou tout simplement et largement sociale... en tentant d'échapper aux sentiers balisés de la bien-pensance, sans s'interdire de remarquer qu'on peut aussi aisément être le bien-pensant d'un autre. »

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lundi XXVII mars MMVI

Il y a quelques semaines, j'ai découvert un blog singulier. Ce blog était alors nommé « Justice à l'écoute » (lien). Et au-delà de l'écoute, j'y ai trouvé une vision. Dès le premier billet, la personnalité de son auteur, Philippe Bilger, m'a impressionné, tout autant que la conjonction d'une telle personnalité avec une position hiérarchique notable au sein du Parquet ; il est avocat général près la cour d'appel de Paris.

Incisif mais respectueux, j'ai l'impression d'avoir trouvé sur ce blog l'incarnation d'un type de personnalité que j'affectionne, un type rare. Car tout ceci me rappelle l'impression que m'avait fait, lorsque j'étais jeune étudiant, un brillant enseignant-chercheur qui fut plus tard pour moi un directeur de recherche plus que motivant. La lumière donne envie de briller. Moi qui n'ai jamais aimé l'idée d'avoir un dieu, moi qui ne me suis jamais senti esclave de personne, je reconnais pourtant un certain rapport d'autorité, dépourvu de toute flagornerie, à l'égard de ceux qui me semblent être des sources d'émulation, des cornes d'abondance pour l'esprit. Ceux qui attirent votre regard là où il n'aurait pas été porté de lui-même.

Ce ne sont pas en tant qu'eux-même dans toute leur vérité qu'il m'intriguent : je ne les connais pas personnellement, je ne peux pas préjuger de qui ils sont dans leur intimité. Mais ce qu'ils incarnent m'attire, m'inspire et m'aspire.

Peu de temps après la découvert du-dit blog, j'ai donc décidé de faire l'acquisition d'un ouvrage de la plume de monsieur Bilger, « Un avocat général s'est échappé », que j'ai reçu par voie postale ce matin même. Puis, cet après-midi, j'ai entamé la lecture du-dit ouvrage.

Le second chapitre, introspectif, évoquant sa carrière, appuie mes impressions de départ. Et c'est là que finalement réside toute la finesse du sujet.

Car ce qui me plaît là-dedans, c'est la sortie du cadre, le dérapage. Comme concernant l'enseignant-chercheur cité plus haut, l'intérêt n'est pas comme avec d'autres de se reconnaître, de reconnaître une adhésion à un uniforme, à une manière de penser. L'intérêt est d'être incapable de classer, d'identifier, de définir définitivement. Je me souviens avec régal de ces travaux dirigés à l'université, avec cet enseignant-chercheur dont tous les étudiants se demandaient l'affiliation politique, qui ne semblait évidente qu'aux plus bornés. Royaliste anti-communiste proclamait les uns. Moi je me sentais incapable de le classer. Mais cela m'attirait, ce « certain art de déplaire [...] ne me déplaît pas » - et là, je cite Bilger (p. 38).

Je me souviens encore de cet étudiant aux longs cheveux qui quittait le TD pris d'énervement, ne supportant que trop difficilement une digression évoquant Pol Pot, désolé d'apprendre que l'image de l'officier planqué pendant la Grande guerre ne correspondait pas à la réalité mathématique. Cet étudiant, s'il était resté, aurait pu remarquer que celui qui semblait un temps pro-catholique pouvait paraître tout le contraire ensuite : car là est l'art de déplaire. Non pas déplaire pour déplaire par pure gratuité, mais par volonté de quitter le sentier battu et de défendre celui qui le mérite.

Certains voient le métier d'historien comme celui d'avocat. Moi, je vois en l'historien un procureur en puissance. Ce n'est pas la défense d'une partie, d'un intérêt privé, qui importe. C'est la défense de la vérité, de l'intérêt de tous. Bien entendu, l'histoire n'a pas la même finalité, il n'y a pas de peine à la clef. Bien entendu, l'histoire admet plus facilement la divergence des réalités vécues, la coexistence de vérités contradictoires mais sincères, parce que justement il n'y a pas de peine à la clef. Néanmoins, ce qui me plaisait dans l'histoire, c'est bien cette quête de la vérité, à contresens des tièdes hyper-relativistes, qui au nom de la difficulté à établir une vérité voudrait nous faire croire que tout se vaut.

Cet enseignant-chercheur aurait pu, je pense, être bon procureur. Pas de ceux qui veulent tout condamner, tout incriminer. Non, de ceux qui savent prendre un fait dans sa complexité, dans sa singularité, et refuser de hurler à la mort avec la meute.

Comment, lorsqu'on se sent à la fois philanthrope, par philosophie, et misanthrope, par savoir, ne peut-on être séduit par une telle approche ? Ce fut mon cas dans mes recherches, j'ai moi-même choisi un sujet pris, enclavé, dans des considérations politiques, religieuses et idéologiques. J'ai tenté de discerner, de reconnaître, en disant le vrai du faux, en dégageant le plausible de l'improbable, sans prendre d'autre parti que celui de la naïve volonté d'atteindre l'objectivité. Car aussi vrai que l'objectivité réelle n'existe pas, les deux pires attitudes à son égard que l'on puisse trouver consistent soit à croire que l'objectivité va de soi, soit à croire que tout est subjectif - l'absence de prise de recul et le refus de s'approcher.

Encore une fois, je le redis, à mes yeux il y a coïncidence de démarches intellectuelles mais non superposition. L'enseignant-chercheur en sciences humaines n'est pas membre du parquet. Il n'est pas là pour incarner, de manière absolue, les intérêts de la société en fonction de ce qu'il croit être la vérité manifeste, au dépens éventuel de parties privées. Il est là pour offrir à la société une vérité plausible et probable sur un fait passé, sans conséquence pour les parties impliquées dans les faits.

Ce qui m'intéresse, c'est la sortie du cadre, disais-je, pas l'adhésion à un cadre étriqué. Le fait que finalement le magistrat « se soit échappé ». Une pensée qui part et revient sans cesse. « Je sens un mélange de volonté d'entreprendre, de conception très personnelle de la vie, de passion esthétique de l'existence, que je rattache plutôt à une philosophie de droite [...] C'est peut-être l'héritage de mon éducation catholique » (p. 22-23) nous dit monsieur Bilger.

Cela aussi ça me plaît. Personnellement, je ne sens pas en moi une philosophie de droite. Du tout. C'est sans doute l'héritage de mon éducation catholique. Catholique mais marquée à gauche. Catholique comme on aurait pu être disciple de valdès, protestant ou prêtre-ouvrier - catholique osant l'hérésie, prônant une forme d'orthodoxie dans l'hétérodoxie, un retour en arrière parce qu'il constitue une marche en avant. Catholique par la volonté de s'intégrer dans un cadre de valeurs et de représentations sans pour autant se sentir confiné à cela. Catholique surtout pour Jésus Christ, non pas pour sa divinité mais pour son humanité, non pas pour sa supposée réalité mais pour la réalité de sa parole, non pas par dolorisme passéiste et veule mais par réformisme sincère et direct. En quelque sorte, il s'agit d'avoir foi en un message, en l'Évangile, sans avoir foi en la réalité historique de cet Évangile. Une foi que l'enseignant-chercheur que j'évoquais précédemment estimerait peut-être incomplète. Car cette foi conduit à l'incroyance philosophique. Oui, je ne crois pas par philosophie. Lorsque je me trouve dans une église pratiquant et vivant le culte selon la supposée tradition, je me sens comme un intrus, un observateur froid et distant. Si ma profession de foi est donc l'incroyance, sa sincérité réside en le sentiment d'être mu par l'idée de bien social, qui pour moi incarne le socialisme, par l'idée de construction poliade.

Est-ce une attirance mécanique vers mon contraire qui fait qu'ainsi m'inspirent des individus qui semblent parfois « de droite » ? Non, au contraire, ce qui me plaît, c'est que je ressens une proximité intellectuelle de démarche. Ça ne veut pas dire qu'on pense la même chose, qu'on est nécessairement d'accord sur tout. Ça veut dire qu'on est d'accord pour tenir la rigueur comme moteur de la réflexion ; le refus de l'intellectuellement facile.

Et vu comme cela, la division « droite / gauche » n'en devient pas caduque, elle reste basée sur des conceptions philosophiques, mais elle cesse d'être insulte au débat, elle cesse d'être barrière.

Même si les divisions philosophiques se retrouvent parfois en filigrane. Ainsi, lorsque monsieur Bilger déclare « je crois qu'en effet exister, c'est insister, c'est résister. [...] J'ai toujours préféré examiner en détail plutôt que de pactiser en gros » cela me parle tout autant que cela me heurte. Cela me parle, car ceux qui me connaissent savent que j'ai toujours eu une forte propension à la résistance, et au conflit, son corollaire. Mais cela me heurte, car à présent, depuis quelques années, je tente au contraire de réprimer cela en moi. Finalement, la vision d'une certaine approche du catholicisme authentiquement social a eu raison de moi : je tente d'intégrer sans heurter, de ne pas toujours résister, d'accepter de transiger sur les bords, tout en restant moi sur l'essentiel. J'accepte de « pactiser en gros » ; et si vous suivez ce blog, vous devez vous être rendu compte que j'assume certains a priori qui pourrait presque être décrit comme « de corps ». Et ainsi, j'ai été un peu déçu que monsieur Bilger renomme son blog en « Justice au singulier ». Car même si j'assume ma singularité, même si je ne crois pas me tromper en disant que comme lui, plus jeune, « j'avais l'ambition de la jeunesse, j'étais perçu comme singulier et provocateur » (p. 25) je veux pourtant désormais tenter d'incarner et d'accepter de représenter - même si cela trouble pour un temps mon cher frérot. Sans renier mon inspiration pour ceux qui osent emprunter « la route des crêtes » (évoquée par lien) et ma volonté de randonner moi aussi par là, mon socialisme m'impose de croire que cette rigueur intellectuelle et morale doit être utilisée au service de l'institution en son honneur, pour la grandir, par exemplarité, non pas pour se démarquer mais par enthousiasme, pour suggérer que ce qui n'est peut-être pour le moment qu'en partie fictif est pourtant l'essentiel.

En d'autres termes, je veux suivre et respecter les balises tout comme je veux contribuer à l'instauration de balises cohérentes avec la rigueur de l'intellect. Je ne veux pas oublier ni minorer ce que je crois, ce que je suis, ce que je pense. Mais je veux le proposer en règle, non pas en singularité.

(PS : Écrire ce billet me permet de coucher certaines pensées qui me parcourent ; et ainsi donc de les formaliser et organiser. De l'autre, j'ai souvent la crainte que trop dire tue l'objet du propos - j'espère cette crainte est injustifiée, que la tiédeur ne prendra pas ensuite la place de la lumière)

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« 28 mars, Pour ces fonctionnaires, bis   

   26 mars, Révision »

1.

La suite de l'ouvrage ne m'a pas déçu.

Intéressant et rigoureusement fondé, ça donne à cogiter.

Je dois dire être prêt à être convaincu que le jugement par les pairs n'est finalement pas une bonne chose - alors qu'en théorie, ça sonnait pourtant bien.

Je reste plus circonspect concernant l'idée de séparer Parquet et Siège. Disons que les arguments en faveur d'un ajout de cloisons supplémentaire me semblent partiellement contradictoire avec l'ensemble.
Ceci étant dit, si cela peut contribuer à améliorer l'image de la justice, ça ne mange pas de pain.

Concernant les avocats et les journalistes, je ne crois pas me tromper en disant que son propos recoupe et reformule avec délicatesse ceux que je tiens régulièrement sur ce blog.

L'ensemble est entrecoupé de récits partiels d'épisodes judiciaires qui ne sont pas dépourvu d'intérêt, Bilger ayant requis dans des affaires relativement médiatiques (procès du mercenaire Bob Denard, de François Besse le compagnon de Mesrine etc).

Et, évidemment, la forme ne gâche rien : l'éloquence au service de la parole.

En bref, un bon investissement à moindre cout :
Bilger (Philippe), Un avocat général s'est échappé, Seuil, Paris, 2003.

Posté le 28.03.2006 à 10h19 par Marcel Patoulatchi
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