Un diable dans la glotte ?

« Derrière un ballon de riesling moitié-vide moitié-plein, naviguons d'une digression à l'autre, devisons de l'actualité judiciaire, politique, culturelle ou tout simplement et largement sociale... en tentant d'échapper aux sentiers balisés de la bien-pensance, sans s'interdire de remarquer qu'on peut aussi aisément être le bien-pensant d'un autre. »

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Du journalisme de condamnation à la législation de conjoncture

mercredi V avril MMVI

On va sans doute pouvoir m'accuser une nouvelle fois de « tourner en rond » (lien) mais je me sens obligé, une fois de plus, d'aborder la question du rapport entre presse et actualité judiciaire. Je pense en fait que la presse qui aurait pu être une presse d'investigation est en fait une presse de condamnation, comme je l'évoquais déjà dans un billet en février, billet qui depuis est parmi les plus lus sur ce blog.

Dans ce billet, je reprochais à la presse de se permettre de « réclamer une réforme », de « condamner le système judiciaire », car je n'estime pas que l'on puisse bien informer tout en se posant en porte-parole (lien). Plus tard, en mars, en évoquant l'affaire d'Oullins, je soulignais la persistance de la « contrainte médiatique » dénoncée ici et là, notamment à propos de l'affaire d'Outreau, sous la forme de la question rhétorique suivante, « dans quelle mesure les journalistes ne font pas se dérouler les procès avant procès ? » en arguant qu' « ils communiquent des pièces, sont intouchables, mais pervertissent largement la neutralité des futurs jurés, car il relayent tambour battant une accusation ou une défense » (lien).

Cette logique de presse de condamnation me semble toujours à l'oeuvre dans ce qui est déjà nommée parfois comme « la seconde affaire d'Outreau ». La condamnation a viré de bord, mais la démesure reste.

Ainsi, l'AP titre « Outreau: une première victime confirme les viols, mais est jugée peu convaincante par la défense » (lien). Titre bien étrange ; on se doute bien que le demandeur n'est pas considéré convaincant par le défendeur qui ne plaide pas coupable, c'est du domaine de l'évidence. Dans deux paragraphes, le propos de la défense est relayé sur ce point, sous une forme discutable. Ainsi, on apprend que « à la barre, Jessica a confirmé les accusations, mais n'a pas été convaincante, d'après la défense » : virgule d'après la défense, cela signifie pour moi que le d'après la défense est un élément d'information supplémentaire facultatif à la compréhension du propos. On relaye les propos des avocats de la défense, par exemple lorsqu'ils déclarent « Elle [l'accusatrice] ne regarde pas du tout le banc des accusés, ni sa mère, ni son beau-père ». Je n'ai rien contre. Mais puisqu'on évalue la teneur des propos tenus en audience, on devrait faire une évaluation neutre, contradictoire, et ne pas se contenter du propos de la défense seulement. On devrait se demander ce que prouve la difficulté d'un majeur accusant ses parents de viols aggravés à les regarder.

L'AFP, de son coté, signale que « la défense fait le procès des institutions » (lien). Ici, on évoque donc la stratégie de défense. Mais on se contente pas de l'évoquer, on l'évalue également. On déclare ainsi que « c'est sur la police que les critiques portent le mieux ». Pas le plus mais le mieux, un jugement assurément qualitatif. Et le journaliste ne se contente pas de suivre et juger la pertinence de la défense choisie, il s'intéresse aussi à la conduite des débats. Ainsi, il narre que « Quand vient leur tour [des accusés de prendre la parole], ils nient avec force. Ils voudraient s'épancher sur leur vie, mais le président les coupe rapidement. Dès lors, l'espoir d'éclaircir les faits vient du témoignage à huis clos des dix enfants ». On en déduit que l'espoir d'éclaircir les faits est réduit par le président de la cour qui leur « coupe rapidement » la parole. On en déduit que le président de la cour ne s'intéresse pas à ce que les accusés peuvent dire de leur vie. Est-ce honnête d'oublier ainsi, d'inciter à oublier, pour qui n'aurait pas suivi régulièrement l'actualité du procès, l'examen de personnalité des accusés tenu aux débuts des audiences de la cour où ils ont eu tout loisir de « s'épancher sur leur vie » (lien) ? Est-ce la défense seule qui fait le procès des institutions, ou est-ce que la presse elle-même entre dans la danse pour faire son petit procès, en taisant ce qui dément ses simplifications ?

Disposons-nous d'une presse d'information, d'investigation, ou de condamnation ?

Pour moi, c'est une presse de condamnation. Et ce qui est particulièrement grave, c'est qu'elle incarne tout les torts qu'on pourrait trouver chez un mauvais magistrat ou policier : elle est partiale et partielle. Elle tait ce qui dément ce qu'elle cherche à démontrer (et généralement, c'est l'esprit du temps qu'il s'agit de conforter), elle ne s'intéresse qu'à la parole concordante et probante en minorant la contradiction.

Je pourrais me satisfaire d'une mauvaise presse. Je n'ai pas l'impression qu'elle parvient souvent à coloniser mon esprit. Je suis inquiet toutefois de la tendance que les élus peuvent sembler avoir à vouloir satisfaire l'air du temps, un air aspiré et conditionné par la presse.

La tendance me semble être au tout à la défense. Je ne crois pas rêver en soulignant à quelle fréquence certains clament que la défense devrait avoir un pouvoir d'obstruction absolue lors des gardes à vue, en étant présent du début à la fin. Cette réclamation repose en grande partie sur l'affaire d'Outreau, chose paradoxale puisque cette affaire met surtout en lumière des disfonctionnements dans la procédure d'instruction et dans le contrôle de la détention provisoire. Cette réclamation présente comme source d'inspiration la procédure pénale anglo-saxonne.

Cela m'inquiète. Car ils oublient de signaler que ce n'est pas comme si le système anglo-saxon ne connaissait pas l'erreur judiciaire. Et, pire, ce n'est pas comme si le système anglo-saxon ne connaissait pas une législation anti-terroriste qui permet des abus monumentaux. Et oui, au Royaume-Uni (lien - c'était vrai jusqu'en mars 2005) et aux États-Unis d'Amérique (lien), pour peu que l'on arrive à croire que vous êtes liés à une entreprise terroriste (pas à prouver, à croire), on peut vous placer en détention sans charge, sans accusation, dans certains cas pour une durée indéfinie.

Pourquoi en est-on arrivé à ce point extrême, qui me semble la porte ouverte à la détention purement arbitraire ? N'y est-on pas arrivé, dans ces pays anglo-saxon, en arguant que les pouvoirs judiciaires normaux ne sont pas suffisants pour mener à bien des enquêtes contre la menace terroriste ? N'y est-on pas arrivé en reconnaissant un trop grand pouvoir d'obstruction de la part de la défense dans le modèle anglo-saxon, devenant particulièrement problématique lorsque des milliers de vies sont en jeu ?

Ça donne à penser, non ? Quoi qu'on en pense, cela révèle bien que l'équilibre entre défense et poursuite est d'une suprême délicatesse. Quel prix sommes nous prêts à payer pour avoir la sécurité de tous, y compris celle des mis en cause ? Voulons-nous aggraver le fossé entre le droit commun et le droit spécial du terrorisme, au risque de voir le droit spécial détourné de son but parce que le droit commun aurait perdu son efficacité ? Voulons-nous, en conséquence d'une affaire lamentable, ouvrir la porte à d'autres affaires lamentables, condamner, condamner sans distinguer, comme nous y invitent les journalistes que j'évoque fréquemment céans, mettre en place des lois de circonstances allant dans un sens ou dans l'autre, pour en suite observer les pots cassés, qu'ils soient de terre ou de fer ?

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    4 avril, Du choquant choc des cultures, un axe du mal à revisiter »

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